vendredi 28 juin 2013
Entretiens
posté à 21h47, par
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C’est une fresque passionnante, une peinture aussi vivante qu’instructive. Dans Le Goût de l’émeute (éditions L’échappée), Anne Steiner fait revivre le Paris combatif de la Belle Époque, avec ses élans révolutionnaires, ses rudes manifestations et ses longues grèves. Une période injustement méconnue, qu’elle évoque ici.
Elle conte les violentes manifestations, les dures grèves, les brutales émeutes, décrit les patients combats ouvriers autant que les brutales explosions de colère du peuple parisien. Ici, une longue lutte - celle des terrassiers des sablières de Davreil en 1908, travailleurs au turbin douze heures par jour et sept jours sur sept. Là, une belle révolte, quand le peuple de gauche se trouve si choqué par l’exécution du libertaire espagnol Francisco Ferrer qu’il manque de peu de mettre à sac la capitale1. Ici encore, la jacquerie des ouvriers et ouvrières de l’industrie du bouton à Méru, les grévistes affrontant l’armée et mettant à sac les luxueuses demeures de leurs patrons. Toujours, à chaque fois, Anne Steiner donne vie aux épisodes qu’elle met en scène. On y est, vraiment, on voit la foule charger les policiers, on sent l’émotion des militants qui enterrent l’un des leurs, tombé face aux uniformes, on souffre de la faim avec les boutonniers en lutte, on crie, on rage, on vibre, on entonne la chanson « Gloire au 17e » face aux soldats en armes2, on s’indigne de la mise à mort de Liabeuf3, on s’enflamme à la lecture des magnifiques articles de La Guerre Sociale. Bref, on plonge dans ce Paris si combatif de l’avant-Première Guerre mondiale, au cœur du « mouvement social le plus dur qu’ait connu la IIIe République », cinq années (de 1906 à 1911) de grèves, de luttes et de violences révolutionnaires, épisodes aussi glorieux que mal connus.
Mais la fresque ne saurait se suffire à elle-même. Importe tout autant ce qu’elle nous dit de notre époque : si le tableau dressé fait si forte impression, c’est aussi parce qu’il met en lumière ce que nous avons perdu depuis. Combativité, solidarité, conscience de classe ? Bien sûr. Mais aussi cette aptitude à la violence, cette capacité à se donner les moyens du changement espéré. Les manifestants de 1909 descendaient dans la rue avec un Browning chargé dans la poche ou un solide gourdin à la main, ceux d’aujourd’hui le font avec un Iphone dans le sac pour pouvoir ramener des photos du cortège. Autres temps, autres mœurs.
Reste un paradoxe : de ce bouillonnement révolutionnaire du début du XXe siècle, on ne sait pas grand-chose. Si la mémoire militante entretient le culte du Front Populaire de 1936, du Conseil national de la Résistance de 1944 ou des avancées sociales de 1968, elle fait par contre largement l’impasse sur les beaux et sanglants combats qui ont précédé la Première Guerre mondiale. Une amnésie que Le Goût de l’émeute. Manifestations et violences de rue dans Paris et sa banlieue à la « Belle Époque » devrait contribuer à lever. D’autant que sa lecture va de paire avec celle du précédent ouvrage d’Anne Steiner, Les En-Dehors. Anarchistes individualistes et illégalistes à la « Belle Époque » (éditions L’échappée)4 : des individualistes aux syndicalistes, le spectre est complet.
Ce travail de mémoire, Anne Steiner le continue désormais aussi dans la version papier d’Article11 : depuis le numéro 11, elle y livre la belle chronique Le Temps des Révoltes. Autant dire que l’entretien qui suit relève presque du copinage5. Pas grave, on assume - son travail le vaut bien.
C’est un livre dont on a finalement peu entendu parler....
Je crois que l’histoire du mouvement ouvrier n’intéresse plus grand monde. Dans les fonds d’archive et les bibliothèques où je me rendais, les documentalistes semblaient parfois surpris : ah bon, vous travaillez sur ça ? Et les documents que j’ai sortis prenaient la poussière depuis vingt ans.
Je ne connais aucun étudiant entreprenant une thèse ou un mémoire sur ces sujets. Alors que dans les années 1970, ils soulevaient encore un intérêt réel. Jacques Julliard, par exemple, travaillait alors sur le syndicalisme d’action directe. Un livre sur Draveil, Clémenceau, briseur de grèves, avait été publié par lui dans la collection Archives chez Gallimard. Et il y a eu un certain nombre de travaux d’étudiants consacrés à la révolte des boutonniers de Méru ou à d’autres épisodes mentionnés dans mon livre.
Je vois une raison, entre autres, à ce désintérêt : la réticence actuelle à parler en termes de classes sociales. C’est devenu complètement ringard de s’intéresser à l’histoire ouvrière, surtout sur un plan local. Même le mouvement anarchiste a cessé de s’y intéresser. C’est vrai dans la sphère académique comme dans la sphère militante.
On préfère mettre d’autres identités en avant. La question de la « race », notion qu’on réhabilite subrepticement sous prétexte de la déconstruire, celle du genre... Ces questions dominent aujourd’hui les sciences sociales. De même pour les publications d’une bonne partie des maisons d’édition marquées à gauche.
C’est un constat amer, parce qu’il me semble que l’usage de ces catégories sert surtout les intérêts de ce qu’on peut encore appeler la bourgeoisie. Les dominants ont évidemment intérêt à ce qu’on parle en terme de race, en terme de genre, plutôt qu’en terme de classe. Même si les promoteurs de la « race » et du genre parlent d’intersectionnalité de ces trois catégories, la classe passe à la trappe. Ce n’est plus ouvrier contre bourgeois mais blanc contre « indigène » ou « subalterne », ou que sais-je encore. Ce jargon qui nous vient des campus américains.
Les En-dehors, ton précédent ouvrage, portait sur les anarchistes individualistes : ne sont-ils justement pas les premiers à placer l’identité au centre ?
Attention, ils sont critiques par rapport à la notion de classe sociale, se méfient de l’ouvriérisme, mais ce n’est certainement pas pour promouvoir d’autres formes d’identités collectives. Ils rejettent tous les déterminismes et ils ont particulièrement horreur des identités héritées, de naissance, horreur de cette idée de communauté primaire à laquelle le sang peut rattacher. Et pour ce qui est du religieux, ils sont, plus qu’athés, résolument antithéistes.
La soumission devant le préjugé religieux leur fait horreur. Ils ne montrent aucune complaisance paternaliste à l’égard des dominés, fustigeant ceux qui boivent, qui procréent à tout vent, qui votent, vont à la messe, se complaisent dans l’ignorance, la bêtise crasse, et les préjugés hérités de la socialisation primaire, puis entretenus par la société. Ils sont d’autant plus justifiés à le faire qu’ils viennent de ce monde et sont rentrés à 12 ans sur le marché du travail.
Ils ne voient que l’individu. Et à leur manière, ils se placent dans l’héritage de l’esprit des Lumières et d’un universalisme abstrait. Parce qu’ils nient toute appartenance subie ou héritée : tout ce qui relève de l’origine leur semble haïssable. Et s’ils mettent en avant l’identité individuelle, il s’agit de celle que chacun se construit.
Ils rejettent aussi en partie l’action syndicale, qui constitue l’une des trames du Goût de l’émeute...
C’est justement au cours de mes recherches, lors de la rédaction des En-dehors, que j’ai vu émerger ces luttes en toile de fond. Parce que, même s’ils sont très sceptiques par rapport aux mouvements sociaux, les anarchistes individualistes y participent. Ils étaient à Draveil, ils participaient à la première manifestation Ferrer et ils se sont battus pour Liabeuf. Et c’est par la lecture exhaustive du journal l’anarchie ainsi que par les mémoires des militants que j’ai découvert certains des épisodes relatés dans Le Goût de l’émeute.
J’ai voulu en savoir davantage et dresser ce décor très conflictuel dans lequel les anarchistes individualistes évoluent. Pour cela, j’ai choisi de me pencher sur cinq épisodes, en me focalisant sur Paris et sur sa (lointaine) banlieue : la longue grève des carriers de Draveil-Vigneux en 1908, la révolte des boutonniers de Méru en 1909, la violente manifestation de protestation contre l’exécution du pédagogue libertaire Francisco Ferrer, l’enterrement mouvementé de l’ébéniste Henri Cler assassiné par la police, et enfin l’émeute au pied de la guillotine la nuit où le jeune cordonnier Liabeuf fut exécuté en 1910.
- Émeutes lors du Premier mai 1905
Ces épisodes ont tous donné lieu à des manifestations très violentes. Des émeutes. Avec cette question en filigrane : qu’est-ce qui sépare une émeute d’une insurrection ou d’une révolution ? Parce que cette période, de 1905 à 1911, a tout d’une révolution qui se déroule sur une longue période mais n’aboutit pas. Et la répression est sanglante, même si ce n’est pas dans les mêmes proportions que lors de la Commune de Paris : en moins de cinq ans, on compte une vingtaine de morts et plusieurs centaines de blessés. Cela peut sembler limité par rapport à d’autres épisodes historiques, mais c’est assurément beaucoup dans une France alors républicaine et gouvernée à gauche.
Cela peut aussi sembler limité en regard de l’extrême conflictualité que tu mets en scène. Avec notamment cette description récurrente de militants qui manifestent armés...
C’est qu’il est alors très facile de se procurer des armes. Les permis de port d’armes à feu n’existent pas encore : ils ont été institués après l’affaire Bonnot. Il suffit donc de se rendre dans une armurerie pour se procurer de façon légale des pistolets ou des fusils. Et retracer le parcours d’une arme qui a servi reste très compliqué à l’époque – les empreintes commencent à être utilisées, mais de façon marginale. Surtout, on ne peut pas être inculpé parce qu’on porte un revolver dans sa poche. Même pendant une manifestation.
En face, la répression est féroce : ceux qui sont blessés récoltent bien davantage que quelques bleus, un certain nombre d’entre eux finissent même amputés – quand on frappe avec le tranchant d’un sabre, cela occasionne d’impressionnantes blessures. Par contre, les poursuites judiciaires restent plutôt modérées. Et les peines auxquelles sont condamnées les personnes arrêtées s’avèrent minimes par rapport à celles qui seraient prononcées aujourd’hui pour des faits comparables. De façon générale, la violence est alors largement plus présente qu’aujourd’hui dans la société. Et beaucoup mieux acceptée.
En somme, le traitement policier et militaire des manifestations est privilégié par rapport à son versant judiciaire. On mate les contestataires sur le moment – et les policiers n’ont jamais à rendre compte de leurs excès de brutalité, même quand il y a des morts. Mais la justice se montre ensuite relativement clémente. Peut-être aussi pour ne pas relancer la contestation.
- En 1911, barricades lors de la (longue) grève des chauffeurs de taxi parisiens
On retrouve cette acception de la violence dans les journaux. Les extraits de la presse d’extrême-gauche que tu cites dans ton bouquin sont souvent virulents....
Il y a en effet les extraits très toniques de Gustave Hervé. Mais je cite aussi, dans le récit consacré à la manifestation Ferrer, un article paru dans La Guerre sociale et signée par le docteur Madeleine Pelletier, féministe et socialiste de tendance insurrectionaliste qui fut la première femme interne en psychiatrie. Elle s’y félicite de la réussite de la deuxième manifestation Ferrer. Et écrit : « La manifestation de dimanche m’a causé une grande joie. Non pas, que l’on veuille me croire, parce qu’elle a été pacifique ; j’aurais préféré que les circonstances eussent permis de la faire violente, comme celle de mercredi. » On ne craint alors pas d’approuver, de louer la violence.
De façon générale, il règne alors un vrai goût du pamphlet politique. La presse compte de très belles plumes, et elles ne font pas dans la demi-mesure. C’est d’ailleurs une époque où on n’a pas peur de faire des années de prison pour un article. Et c’est du courage de ces journalistes que leur plume tire sa beauté. Ils ne s’embarrassent pas de périphrases et de circonvolutions. Ils affirment ! Ils osent ! Et s’ils se permettent tout, c’est parce qu’ils acceptent à l’avance le risque d’être emprisonné. Les articles écrits par Gustave Hervé lui ont valu au total onze ans de prison pour délit de presse. Compte tenu des confusions de peine et des libérations conditionnelles, il n’en a accompli que trois. Mais intégralement ! Quel journaliste serait prêt aujourd’hui à risquer autant ?
Gustave Hervé, c’est La Guerre Sociale ?
Oui, cet hebdomadaire, qui tire à 50 000 exemplaires, a été fondé en 1906 par Gustave Hervé, alors emprisonné à la centrale de Clairvaux pour sa participation à l’AIA (association internationaliste antimilitariste). C’est un ancien professeur d’histoire qui s’est consacré au journalisme militant après avoir été révoqué de l’enseignement pour propagande antimilitariste. Il appartient à la tendance révolutionnaire de la SFIO. On peut le définir comme blanquiste dans la mesure où il croit à l’insurrection qui serait l’œuvre de minorités agissantes. Et La Guerre sociale, qui regroupe des socialistes, des syndicalistes et des anarchistes, se veut « un organe de concentration révolutionnaire, ouvert à tous ceux qui travaillent, autrement que par l’action légale, à l’expropriation de la bourgeoisie capitaliste en vue de la socialisation des moyens de production et d’échange » (éditorial du 19 décembre 1906).
Parmi les fondateurs du journal il y a aussi Eugène Merle et Miguel Almereyda. Ce dernier est le père du cinéaste Jean Vigo - on le présente toujours comme tel alors qu’on pourrait tout aussi bien dire de Jean Vigo qu’il est le fils de Miguel Almereyda.
Son vrai nom est Eugène Bonaventure de Vigo. Son père, qui meurt à l’âge de 20 ans, est un noble d’origine sarde, fils du viguier d’Andorre6, sa mère une femme du peuple. Renié par sa famille paternelle, qui voyait en lui le produit d’une mésalliance, il est élevé par ses grand-parents maternels. À 15 ans, il vit seul à Paris, apprenti photographe. Un jour qu’il se retrouve sans un sou en poche, sur le point d’être expulsé de sa chambre parce qu’il ne peut plus payer le loyer, il se confie au fils de son patron, un gamin du même âge, qui prend 20 francs dans la caisse du magasin. « Tu les remettras le jour de ta paie », lui dit-il. Mais la mère découvre l’emprunt le soir même en vérifiant sa caisse, et porte plainte avant de se rétracter. Trop tard ! Vigo écope de deux mois de prison pour complicité de vol par recel. Peine qu’il purge à la prison de la petite Roquette, un établissement pénitentiaire pour enfants situé au cœur de Paris.
À la sortie, méditant sa vengeance, il prépare, à l’intention du juge qui l’a condamné, une bombinette : un peu de poudre de magnésium et du souffre dans une boîte à cirage. Mais par crainte de frapper des innocents, il finit par la jeter, allumée, dans une vespasienne de la place Voltaire où elle se consume sans même exploser.
Il est quand même arrêté et condamné à un an de prison, peine qu’il accomplit à la petite Roquette dans un isolement absolu et dans une semi obscurité, subissant par intermittence les coups et les crachats des gardiens. Il n’oubliera jamais ! Mais pendant sa détention, les anarchistes, qu’il a un peu fréquenté, se mobilisent pour lui. Et quand le jeune Vigo, très éprouvé et amaigri, est enfin libéré, la grande Séverine, journaliste libertaire et féministe, exécutrice testamentaire de Jules Valles, le prend en charge. Elle le réconforte, le nourrit et l’introduit dans les cercles libertaires. Rompant symboliquement avec sa filiation paternelle, il décide de désormais s’appeler Miguel Almereyda. Ce pseudonyme élégant est en fait l’anagramme de « Y a de la merde ». Ce sera son nom de plume au Libertaire dont il devient un collaborateur régulier.
- Portrait de Miguel Almereyda par Flavio Costantini
Almereyda est, selon moi, une des plus belles figures de la belle Époque : sensible, offensif, élégant, talentueux, infatigable adversaire des camelots du Roi qu’il affronte régulièrement au Quartier Latin, à la tête des jeunes Gardes. (Sur le mode fascistes contre antifascistes mais avec quel panache, des deux côtés !)
Sa fin a été tragique. Comme son effroyable adolescence. Il fonde en 1913 le quotidien Le Bonnet Rouge, qui défend pendant le premier conflit mondial l’idée d’une paix blanche avec l’Allemagne. Accusé d’avoir touché des fonds allemands, il est arrêté le 6 août 1917. Une semaine plus tard, il est étranglé avec ses lacets de bottine par un codétenu à l’infirmerie de la prison de Fresnes. Sur l’ordre de qui ? On l’ignore encore…
Le personnage est controversé à cause de son côté dandy. Il a toujours vécu dans la misère, la misère profonde, sauf pendant les deux à trois ans qui précèdent sa mort - des fonds plus ou moins douteux affluent alors au Bonnet rouge. Et il a alors voitures, hôtel particulier, domestiques, maîtresses et, selon certains, amants aussi. Et alors ? Est-ce que cet Almeyreda parfumé, vêtu d’une pelisse de loutre, portant canne et feutre mou, doit effacer le bouillant orateur, l’ardent révolutionnaire qu’il a été. Du reste, mort à 35 ans, il n’avait pas dit encore son dernier mot. Et il n’a cessé de se battre jusqu’à son dernier souffle, par des moyens plus ou moins honorables, pour mettre fin à l’effroyable boucherie de la guerre.
Almereyda fut aussi une cheville ouvrière du très étonnant Service de sécurité révolutionnaire, le SSR...
Il s’agit d’un groupe qui se donne pour rôle de démasquer les mouchards et les provocateurs. Pour cela, ses membres mènent un vrai travail d’enquête et de recherche de preuves. Et au cours de leurs investigations, ils mettent notamment à jour le rôle d’un certain Luc Métivier, secrétaire du Syndicat des fabricants de biscuits et de pains d’épice, qui se trouve être un provocateur policier et un mouchard : il a notamment proposé des revolvers à des camarades et suggéré un projet d’attentat contre une voie ferrée au moment de la grève des cheminots des tramways du Nord.
Le Service de sécurité révolutionnaire convoque Luc Métivier en juillet 1911 dans les locaux de La Guerre Sociale, en présence des dirigeants de la CGT et de plusieurs journalistes de la presse nationale. Et ses membres le confrontent aux preuves qu’ils ont obtenues. Métivier craque, avoue être stipendié par la Sûreté générale depuis 1908, et signe des aveux complets, qui sont publiés par La Guerre Sociale. Le journal révèle même qu’il a été embauché après une entrevue avec Clémenceau, en mai 1908. Aux termes du contrat le liant à la police, il recevait une rémunération de 250 francs par mois, l’équivalent d’un bon salaire ouvrier, contre la livraison à la Sûreté d’un rapport mensuel sur les activités de sa fédération et de toutes celles dans lesquelles il avait ses entrées.
Ce que j’apprécie, c’est que le SSR se contente de « brûler » le mouchard Métivier : il ne lui est fait aucun mal, sinon que son rôle et sa fonction sont rendus publics. Pourquoi le molester, le tuer ? Il ne peut désormais plus nuire, et son honneur est en lambeaux. Almeyreda n’a pas le goût du sang.
L’affaire vaudra quand même à ce dernier, qui a pris la fuite immédiatement après la conférence de presse, un procès pour usurpation de fonctions, séquestration et vol. Mais, le jour de la première audience, il fait une entrée fracassante dans la salle d’audience et exhibe une déclaration signée par Métivier, reconnaissant qu’il a, pendant la grève des cheminots d’octobre 1910, déposé une bombe devant le domicile du directeur du journal La Patrie. Miguel et ses coinculpés sont alors acquittés par le jury, qui estime qu’ils ont fait œuvre de salubrité publique en mettant un terme aux agissements de ce triste sire.
Pour revenir à Gustave Hervé.... La guerre lui tourne un peu la tête, non ?
Il devient en effet va-t’en-guerre à la veille de la Première Guerre mondiale, et change même le titre de son journal, qui devient La Victoire. Mais doit-on s’étonner de cette évolution ? Contrairement aux anarchistes qui prônaient l’insoumission, Hervé a toujours défendu l’idée qu’il fallait accepter de faire son service militaire pour subvertir l’armée de l’intérieur et apprendre à manier les armes. Et qu’il fallait, en cas de déclaration de guerre, répondre à l’appel pour déclencher une insurrection. C’était plus ou moins la position défendue par la LCR à la fin des années 1970, avec les comités de soldats. Les gens de mon âge se souviennent du ridicule slogan « Faut, faut, faut des comités de soldats ! », braillé par les ancêtres des militants du NPA.
Après le déclenchement de la guerre, Gustave Hervé dérive vraiment : il appelle à défendre la mère-patrie contre l’Allemagne, un pays et un peuple qu’il dit réactionnaire. Lui qui signait « Le Sans Patrie » et qui a dû sa première condamnation à un article appelant à traîner le drapeau tricolore dans le fumier - voilà qu’il finit patriote. Il sera bientôt fasciné par Mussolini et pire encore.
Au fond, il avait une vision très militariste de la société, tout radical qu’il fut. Il critique ainsi les manifestations violentes et spontanées, comme celle organisée pour les obsèques de Cler (qui se termine en émeute sur les fortifs de Paris, avec un véritable cortège de blessés sanglants). Sans préparation, sans organisation, sans discipline et sans leaders, Hervé déclare qu’on n’arrivera à rien d’autre qu’à se jeter dans la gueule du loup. Ces positions lui valent d’être constamment brocardé dans les colonnes du journal individualiste l’anarchie où il est toujours nommé général Hervé. Libertad et ses héritiers ont d’emblée perçu et ont dénoncé sans relâche l’autoritarisme d’Hervé. Ils n’avaient pas tort !
En 1910, il prend la défense de Liabeuf, en un article qui lui vaudra de goûter à la prison...
Quand Liabeuf est arrêté, Gustave Hervé signe un très bel article « L’exemple de l’Apache », où il écrit notamment : « Ohé ! les honnêtes gens ! Passez à cet apache la moitié de votre vertu et demandez-lui en échange le quart de son énergie et de son courage ! » Il ne sait pas encore que Liabeuf, ouvrier cordonnier, n’est pas un apache. C’est justement après avoir été accusé à tort de proxénétisme par la police et avoir purgé trois mois de prison qu’il s’est attaqué aux policiers, en tuant un et blessant un autre grièvement.
- Liabeuf affrontant les uniformes
Cet article fameux vaudra à Gustave Hervé une inculpation pour provocation au meurtre et apologie de crime, et une condamnation à quatre ans de prison. Le responsable de La Guerre sociale profite de son procès, qui a une audience retentissante et qui se tient avant celui de Liabeuf, pour s’excuser devant ce dernier de l’avoir considéré comme un apache alors que l’enquête menée à sa demande par Almeyreda a montré qu’il était un ouvrier.
Il y a un côté louange de l’effort honnête, du labeur, dans cette distinction entre l’ouvrier et l’apache. À l’époque, c’est une vision des choses unanimement partagée. Sauf par les anarchistes individualistes, qui se refusent à déifier l’ouvrier et à vilipender l’apache, et se moquent un peu des hervéistes, façon : ah bon, c’est bien de défendre Liabeuf parce qu’il n’est pas proxénète, mais aurait-il fallu lui couper la tête s’il l’avait été ?
Sur quelles sources t’es-tu appuyée pour rédiger Le Goût de l’Émeute ?
Les archives de la préfecture de police m’ont servi pour ce qui se passait à Paris même – en l’espèce, les manifestations Cler, Ferrer et Liabeuf. C’est notamment dans ces archives que j’ai retrouvé les témoignages de commerçants venant se plaindre à la police des dégâts causés par les manifestants qui rendaient hommage à Henri Cler. Ainsi que les fiches concernant les personnes arrêtées pour avoir fait usage de leurs armes ou participé aux violences de façon générale.
Ces archives m’ont permis de faire revivre de façon assez précise les manifestations que je raconte. Par exemple, si on a déjà beaucoup parlé de la deuxième manifestation Ferrer, parce qu’elle correspond à la mise en place d’un mode de manifestation contemporain, avec service d’ordre, il n’y a pas eu grand monde pour se plonger réellement sur la première manifestation Ferrer. On dit d’elle qu’elle a été violente, mais on n’en connaît pas les détails, on ne sait rien des modalités de cette violence. Ce que j’ai tenté, dans ce livre, c’est d’en faire le récit comme si j’étais à l’intérieur de cette manifestation.
- Dégâts causés lors de la première manifestation Ferrer
Pour faire revivre cet épisode, je me suis aussi basée sur des articles de presse. D’abord ceux de L’Humanité et de La Guerre sociale écrits par des journalistes militants qui sont au cœur de l’émeute. Mais j’ai utilisé aussi la presse à grand tirage comme Le Matin ou Le Journal. Et je me suis aussi rendue compte que L’Humanité de Jaurès, que je voyais comme un journal très réformiste, ne l’était pas tant que ça. Ce n’est pas La Guerre Sociale, bien sûr, mais le journal ne désapprouve pas forcément la violence.
Tu l’as dit, la deuxième manifestation Ferrer marque l’avènement d’une forme moderne de la manifestation, avec la mise en place pour la première fois d’un service d’ordre interne. Pour autant, tout n’est pas encore cadré : la manifestation en hommage à Henri Cler, en mai 1910, n’a, par exemple, rien d’un cortège sage et pacifié...
Les syndicalistes – qui sont à l’époque tous syndicalistes révolutionnaires, la CGT étant dominée par ce courant – n’ont pas beaucoup apprécié cette deuxième manifestation Ferrer, calme et très encadrée par la police. On le voit bien sur les photos d’alors : les policiers occupent les trottoirs de gauche et de droite, et les manifestants défilent sur la chaussée, encadrés par « les hommes de confiance » (le service d’ordre, en fait). Cela revient, comme le dénoncent les individualistes, à brailler « A bas la calotte ! » sous le regard de la flicaille.
Quand quelques mois plus tard, Cler est assassiné, ses camarades, en majorité des syndicalistes des métiers du bois et de l’ameublement, décident donc d’organiser eux-mêmes les obsèques. Ils refusent absolument que la SFIO s’en mêle. Et le cortège qui accompagne Cler à sa dernière demeure se montre très offensif tout au long du parcours (non négocié, il va de soi, avec la préfecture).
Henri Cler était un ébéniste du Faubourg Saint-Antoine, anarchiste, syndicaliste, insurgé dans tous les aspects de sa vie. Il ne payait, par exemple, jamais son loyer, et déménageait à la cloche de bois tous les six mois. Il était surveillé de près par la police, qui perdait de temps en temps sa trace, avant de finir par le retrouver car jamais ce nomade urbain ne franchissait les limites du Faubourg. La police interrogeait aussi régulièrement ses concierges, qui racontaient pis que pendre sur son compte. Tout est consigné dans son dossier à la préfecture de police. Mais au moment où il s’est fait tuer, il s’était assagi, travaillant dans le même atelier depuis deux ou trois ans, déménageant moins souvent. Il était aussi moins actif sur le plan syndical.
- Le cortège lors des obsèques de Cler
Bref, la manifestation en hommage à Cler part du domicile de son employeur, rue du Faubourg-Saint-Antoine, où a lieu la levée du corps, pour se diriger vers le cimetière de Pantin. Les syndicalistes de l’ameublement, à la tête du cortège, veulent prendre la rue de La Roquette, mais la foule s’y refuse, préférant se diriger vers la maison Sanyas et Popot, où a été assassiné Cler. L’endroit est gardé par une vingtaine de policiers, qui passent un mauvais quart d’heure ; les manifestants mettent à sac la fabrique, puis font de même avec le poste de police Sainte-Marguerite. Et ils attaquent tout policier qu’ils croisent, à grand renfort de pierres et de balles de browning. Ils s’en prennent même à des passants. Et ceci tout au long du parcours, qui s’achève au pied des fortifications de Paris !
C’est là que j’ai compris cette logique propre à l’émeute, qu’on ne saisit pas toujours de l’extérieur et qu’on n’a pas forcément envie d’approuver : ceux qui ne sont pas avec nous sont contre nous. C’est ainsi qu’un type musardant entre les boutiques de pain d’épice du boulevard de Belleville est pris pour cible par les manifestants – puisqu’il baguenaude, c’est qu’il ne se sent pas concerné, donc qu’il est du mauvais côté. De même pour les commerçants, qui n’ont pas baissé leur volet ou mis un crêpe noir à leur échoppe. Pire encore pour quelques ouvriers au travail. Un Dimanche ! Et jour de deuil, qui plus est ! Ils sont jetés sans ménagement à bas de l’échafaudage. On retrouve le même phénomène lors de la manifestation Ferrer, où les passagers des bus et tramways sont vigoureusement extraits des véhicules, aussitôt incendiés.
Ce rapport naturel à la violence, c’est quelque chose qui t’interpelle ?
Je crois que ce qui rend perplexe, c’est l’actuel manque de violence des mobilisations sociales. Certains ouvriers en lutte n’ont aujourd’hui absolument rien à perdre, mais ils ne s’autorisent pourtant pas le recours à la violence. Il ne s’agit pas de dire que ce serait facile, ni de les juger. Mais juste de constater combien ça a changé.
Il est vrai qu’à l’époque, la classe dominante est beaucoup plus visible. C’est le cas à Méru, où la richesse des patrons, qui vivent dans des villas aux allures de petits châteaux, s’exhibe aux yeux de tous. Quand la grève éclate, leur demeure devient une cible évidente, qu’il s’agit de casser, incendier ou piller. Et ce qui se produit à Méru advient aussi ailleurs. Dans la région de Saint-Étienne, par exemple, lors des grèves de métallos ! Ou en Champagne en 1911 : protestant contre l’importation de raisin à bas prix venant d’autres régions, les vignerons incendient les maisons des négociants et mettent leurs caves à sac. Les bouteilles finissent fracassées par dizaines de milliers sur la chaussée, et les tonneaux sont crevés. À chaque fois, on commence par s’attaquer au piano, souvent détruit à coup de massue : plus que tout autre, il constitue un signe extérieur de richesses. L’automobile aussi, mais le piano encore plus.
J’ai découvert aussi qu’il existait plein de cartes postales de ces manifestations et émeutes. Au début du XXe siècle, les cartes postales se répandent, et il s’en édite à propos de tous ces événements. J’en ai achetées pour le bouquin. Dont cette photo que tu mentionnais, d’une barricade dans les rues de Raon-l’Étape le 28 juillet 1907.
- Une barricade dans les rues de Raon l’Étape
Ce mouvement commence avec une grève des chaussonniers de La Neuville-les-Raon, à l’usine Amos, qui emploie mille ouvriers et ouvrières. La grève démarre à la suite du renvoi d’un contremaître, dont les grévistes demandent la réintégration. Ils protestent aussi contre la fréquence des amendes et leur montant trop élevé. Et ils n’y vont pas de main-morte, multipliant les actes de sabotage et les coupures des lignes téléphoniques. Pour les mater, l’État envoie plus de 1 000 hommes de troupe : les affrontements font trois morts et une cinquantaine de blessés. Et 67 personnes sont condamnées à des peines de prison allant de quelques jours à quelques mois. On retombe ici sur ce que je disais plus haut : le traitement policier et militaire des manifestations est sanglant, mais le traitement judiciaire beaucoup moins. On passe facilement l’éponge. Par crainte, sans doute, de réactiver un soulèvement : il s’agit de ne pas donner de motifs à la reprise de la grève.
Et à l’époque, il suffit d’une étincelle ?
Ce que je sais, c’est que des manifestations offensives se produisent régulièrement depuis l’instauration de la IIIe République. Mais elles prennent une intensité remarquable de 1906 à 1911. J’y vois deux raisons. D’abord, les radicaux-socialistes sont au pouvoir – c’est le peuple qui les y a mis, et il attend d’eux des réformes sociales qui ne viennent pas. Et puis, la CGT, alors complètement acquise aux principes du syndicalisme révolutionnaire, joue un grand rôle dans cette agitation : elle réactive en effet, à partir du Premier Mai 1906, une campagne offensive pour l’instauration de la journée de huit heures.
À l’approche du Premier Mai 1906, il y a dans certaines régions un climat presque messianique. Avec une fervente attente des ouvriers, un espoir de Grand Soir ; je pense notamment à cette banderole des sidérurgistes lorrains, qui est actualisée quotidiennement et fait le décompte du nombre de jours restant avant le Premier Mai 1906 : « Dans [tant de] jours, nous serons libres ». Bref, il flotte dans l’air l’idée qu’il va vraiment se passer quelque chose. Même la bourgeoisie parisienne en est convaincue, qui expédie ses familles à l’abri, verrouille ses maisons et amasse des provisions. Et pour ce Premier Mai, 45 000 soldats et policiers sont mobilisés dans Paris. Il faut quand même se rendre compte : 45 000 uniformes ! Il y en a tant qu’il est impossible de manifester sur les grandes places. Mais des échauffourées se produisent à Belleville – le funiculaire est renversé.
Le Premier Mai 1906 lance ainsi un très vaste mouvement de protestation : 1 309 grèves, presque 20 000 établissements touchés, 438 436 grévistes. Avec une moyenne de vingt jours par grévistes - mais dans certains endroits, la grève a duré 40 ou 45 jours. C’est énorme. Mais comme tout le monde fait grève, la solidarité ouvrière se révèle limitée : quand on lutte soi-même, il devient difficile de soutenir financièrement la lutte des autres. Et petit à petit, le travail reprend.
Et finalement, le mouvement n’aboutit pas ?
Il faudra attendre 1919 pour que soit votée la journée de huit heures. Ces défaites répétées après d’exaltants combats où des individualités se révèlent, donnent d’ailleurs lieu à pas mal d’amertume, et même à des suicides. Dans un ouvrage récent, Mélancolie ouvrière, Michelle Perrot revient ainsi sur le parcours de Lucie Baud, une ouvrière du textile de Grenoble qui fait une tentative de suicide après 1906. Après les troubles de Méru, Jean-Baptiste Platel, qui fut l’âme du mouvement, se tire lui aussi une balle en plein visage. Et ne se rate pas. Il y en eut d’autres.
La déception est à la hauteur de l’espoir soulevé. Parce que les gens croient vraiment à l’idée de grève générale. Ils sont réellement convaincus que celle-ci va leur permettre de s’emparer, de poche en poche, des instruments de production qu’ils feront alors fonctionner pour eux-mêmes. Une autogestion généralisée sans qu’il soit besoin de s’emparer du pouvoir d’État. Et elle semble d’autant plus possible qu’il existe une profonde solidarité à l’échelle de tout le pays. Par exemple, lors de la grève des boutonniers de Méru, des souscriptions sont lancées par La Guerre Sociale et par L’Humanité ; tous les travailleurs mettent la main à la poche, et il y a même des pêcheurs de petits ports bretons qui envoient de l’argent. Des dentellières, des cordonniers, des mineurs. De tout l’hexagone et de tous les corps de métiers, l’argent afflue. Dans certains cas, les grèves de dockers par exemple, la solidarité est même internationale.
- Les grévistes de Méru, en cortège
Des soupes communistes sont aussi mises en place, et les enfants des familles grévistes sont momentanément pris en charge par d’autres familles de la région. Bref, il y a une vraie solidarité ouvrière, trans-métiers et trans-régions. Ce qui donne corps à la possibilité d’une grève générale.
Il y a d’autres motifs de lutte que le temps de travail ?
Bien sûr ! Outre la revendication de la journée de huit heures, des grèves éclatent pour d’autres raisons. Pour des revendications salariales – comme à Draveil ou à Méru. Mais aussi contre la discipline industrielle que les patrons essayent de plus en plus d’instaurer. Les modes de production se modernisent, on est train de passer définitivement de l’atelier à l’usine. Et les ouvriers ne sont plus autorisés à quitter leur poste, alors qu’ils pouvaient encore le faire – pour nourrir un enfant, par exemple – quand ils travaillaient sous la forme d’ateliers. Un système d’amende est mis en place pour les retardataires, ce que n’acceptent logiquement pas les concernés. Payés à la tâche, ils ne comprennent pas qu’on leur impose des horaires et contraintes si stricts.
Reste que c’est la revendication du temps de travail qui structure toutes ces luttes du mouvement ouvrier après la Commune. Huit heures de travail par jour, cela signifie : huit heures de travail, huit heures de sommeil et huit heures de loisirs. Comme le proclame la superbe affiche de Grandjouan. Et huit heures de loisirs, ça veut surtout dire pour ces ouvriers en lutte : lire, se reposer, discuter, se cultiver, s’occuper de ses enfants, être avec les gens qu’on aime, etc... En filigrane, il y une promesse : devenir un être libre. Pour les terrassiers de Draveil, qui travaillent douze à treize heures par jour dans des conditions infâmes, les pieds dans l’eau, passer à la journée de huit heures, c’est accéder à la dignité d’être humain, cesser d’être une bête de somme qui ne tient que par l’alcool.
On a perdu le sens de cette lutte. Aujourd’hui, les gens citent 1936 ou 1968 quand il s’agit de mentionner des avancées sociales. Et jamais le lent et difficile combat pour parvenir à la journée de huit heures...
Ce qui s’est passé dans les années qui précèdent la Première Guerre mondiale a été largement occulté. Et je ne suis pas sûre de comprendre pourquoi. Parce que les gens aiment les mouvements réussis et menés sous l’égide des partis ? Parce que 1936, c’est aussi la victoire de l’électoralisme ? Parce que la CGT a décidé d’enfouir son passé syndicaliste révolutionnaire, anarchiste ?
Lors de mes recherches, j’ai aussi constaté combien est fort le sentiment d’appartenance à un peuple – pas toujours le peuple français, il peut par exemple s’agir du peuple parisien, du peuple de Paris auquel La Guerre sociale et L’Humanité font souvent référence. Et ce n’est pas un peuple au sens d’une communauté de sang, bien sûr que non ! Il ne faut pas se méprendre ! Le jeune Jacob Law, juif originaire d’Ukraine et de nationalité américaine n’est à Paris que depuis quelques semaines lorsqu’il tire sur la police le premier mai 1907, place de la République. Il parle à peine français. Et bien, aux yeux des révolutionnaires, son acte fait de lui un Parisien. Il est de ce peuple, habité par la même fièvre insurrectionnelle !
On retrouve dans tous ces conflits la volonté de s’inscrire dans une continuité, notamment celle de « la Grande Révolution », ne serait-ce que dans le répertoire des slogans (« Ah, ça ira, ça ira ! ») et des chansons. La Carmagnole une chanson très plastique qui peut être transformée à l’envi, est ainsi reprise dans tous les cortèges. Et on fait beaucoup plus appel à la mémoire de la Révolution qu’à celle de la Commune. Sans doute parce que la première a été victorieuse, quand la seconde a été noyée dans le sang. Dans ces années-là, la Commune n’a rien d’un épisode glorieux, elle est plutôt vue comme une grande défaite de la classe ouvrière.
On conspue « Marianne » qui « à ses promesses, a menti », qui « tourne le dos aux petits et flirte avec les grands, couche avec les tyrans », comme le chantent les terrassiers de Draveil et les boutonnières de Méru sur l’air de la Carmagnole, on conspue la république bourgeoise, mais on se réclame de la « grande » Révolution que jamais on ne qualifierait de « révolution bourgeoise ». Car contrairement aux gauchistes imbéciles qui dénigrent 1789, ces foules en colère savent bien que ce sont toujours les « bras nus » et pas les bourgeois qui montent à l’assaut des forteresses ! Et sans être chauvins, ils sont fiers d’être enfants des « sans culottes », fiers d’être de ce peuple !
1 Du 26 juillet au 2 août 1909, le peuple espagnol se soulève dans quelques grandes villes du pays, dont Barcelone. D’abord dirigée contre les la conscription et les débuts de la Guerre du Rif, l’insurrection prend rapidement un tour très anticlérical.Le calme revient le 2 août ; une répression féroce suivra. Francisco Ferrer, pédagogue libertaire, en fera notamment les frais : le régime espagnol en fait le bouc-émissaire de l’insurrection (à laquelle il n’a pourtant pas participé) et l’exécute t le 13 octobre 1909. Sitôt connue, la nouvelle de sa mort met Paris en émois : au soir du 13 octobre, des milliers de manifestants affrontent la police. Une autre manifestation se tient ensuite le 17 octobre ; organisée et encadrée, elle se déroule dans le calme, et constitue la première manifestation autorisée de l’histoire sociale française.
2 Signée de Montéhus, cette chanson, alors très populaire, revient sur un beau mouvement de deux régiments d’infanterie : en juin 1907, face à des viticulteurs en lutte, ils refusent d’obéir à leurs officiers et mettent l’arme au pied. Souvent reprise lors des manifestations du début du XXe siècle, la chanson pouvait valoir à celui qui l’entonnait une inculpation pour incitation des soldats à la désobéissance. Elle est à écouter ICI.
3 Condamné à tort pour proxénétisme, le cordonnier Liabeuf se venge en s’attaquant à des policiers. Son procès, puis son exécution, déclenchent un large mouvement de protestation. Il est guillotiné dans la nuit du 30 juin au 1er juillet 1910, alors que des milliers de personnes manifestent et affrontent la police, pour tenter d’empêcher sa mise à mort autant que pour le venger.
Par ailleurs, Anne Steiner a aussi publié un ouvrage sur la Fraction Armée Rouge, RAF : guérilla urbaine en Europe occidentale (avec Loïc Debrey), et un autre sur les rades de Belleville, Belleville Cafés. Deux livres édités par L’échappée.
5 D’autant qu’Article11 avait déjà mis en ligne, après la publication de son bouquin sur les En-Dehors, un entretien avec Anne Steiner, « Je suis convaincue que les expériences d’En-dehors vont se développer ». Ainsi que le compte-rendu d’une conférence sur le même sujet, « Pour les en-dehors, l’émancipation individuelle n’est pas seulement le moyen de parvenir à un monde meilleur, elle est à elle-même sa propre fin ». Oui : on a de la suite dans les idées.
6 En Andorre, le viguier est un magistrat et un chef militaire, responsable de l’ordre public.